C'était un 26 Mars, sous un ciel d'un bleu pur comme ce pays sait offrir, un soleil accueillant qui ne connait pas bien l'hiver sous ce climat méditerranéen…

Nous avions rendez-vous pour marcher vers un quartier qui subissait depuis plusieurs jours un blocus de la part des forces françaises. Ces civils subissaient des mitraillages par des avions de chasse qui visaient sans distinction immeubles et terrasses du quartier. Mais les façades et les véhicules n'étaient nullement oubliés… les blindés étaient là pour écraser les voitures et viser les façades.

Nous accompagnions mes parents comme la plupart des familles qui se rassemblaient vers 14 heures en un cortège pacifique donc sans arme, à part quelques drapeaux tricolores et notre dignité de français. Des jeunes, des enfants, des anciens combattants arborants fièrement leurs médailles, et tout le monde sans arme ni cris de haine, seulement de la dignité dans le calme. Certes pas de la joie devant ce que subissait nos concitoyens dans un quartier de notre ville, mais ce besoin de leur montrer que nous pensions et souffrions avec eux. 

Notre but était derrière ce drapeau français, apporter notre soutien à toutes ces personnes qui subissaient couvre feu, mitraillages, saccages d'appartements, magasins éventrés, véhicules écrasés, arrestations des hommes de 18 à 40 ans… plus de 3 000…

 

Me voilà avec ma famille au lieu de rendez-vous, mes parents, mes soeurs, nous restons groupés autour de notre père au milieu de la foule qui se met en marche paisiblement et plutôt bon enfant. Pas vraiment de cortège, comme une promenade de famille avec des discussions notamment sur l'approvisionnement à porter à ce quartier.

Un barrage de militaire est là, mais ils nous laissent passer. L'un d'eux semble bouleversé et nous lance un regard qui interpelle mon père et d'autres personnes. On s'approche et nous voyons des larmes dans ses yeux… mon père avec d'autres hommes et femmes le réconforte pensant qu'il nous laisse passer désobéissant aux ordres. Malheureusement nous allions comprendre trop tard pourquoi ce jeune soldat nous regardait si tristement et était si troublé.

Nous avançons dans le calme en dehors des paroles échangées dans nos conversations, et dépassons les derniers militaires à qui nous sourions et disons "nous sommes tous français" "vive l'armée" pour les remercier. 

Ce que nous ignorons, c'est que ces barrages vont se refermer derrière nous pendant qu'un autre barrage armé se plaçait déjà plus loin devant nous et que des officiers accompagnés de militaires prenaient position sur les terrasses d'immeubles qui bornaient l'avenue dans laquelle l'on nous avait fait entrer comme dans une souricière.

Nous ne le savions pas encore mais nous étions tombés dans un piège qui avait savamment mis en place ses tenailles.

 14h50 la nasse se referme sur nous avec un troisième barrage qui coupe toute sortie, et la première rafale d'un fusil mitrailleur d'un tirailleur est tirée sans sommation et sans raison dans le dos de la foule. Des dizaines de personnes tombent fauchées par la rafale. Les tirs se multiplient de toutes parts, des militaires qui sont le long de l'avenue, des terrasses et toits des immeubles… c'est la folie, les corps tombent, le sang coule sur la chaussée, les cris des enfants, des femmes, des hommes qui supplient "cessez le feu", rien n'y fait… cela crépite de partout. Les barrages des soldats en tenue de l'armée française qui nous avaient laissé passer, devenaient des pelotons d'exécution qui tiraient dans notre dos.

Mes parents et d'autres personnes cherchent une porte cochère, un endroit pour nous protéger… mais plus tard nous saurons que jusque là certains tirailleurs poursuivaient les personnes qui y cherchaient refuge pour les tuer…

Mon père et d'autres hommes réussissent à briser les portes vitrées d'un magasin et nous font entrer, puis nous demandent de nous cacher où nous pouvons afin d'éviter de nous faire tuer si les soldats entrent dans le magasin. Nous avons eu la chance que d'autres n'ont pas eu s'étant fait tuer à l'intérieur d'un autre commerce poursuivis par ces hommes heureux de nous mitrailler sans aucune distinction, comme cette femme ensanglantée serrant son bébé dans les bras et suppliant de l'aide qui sera poursuivi jusqu'à l'intérieur le soldat continuant à tirer ses rafales… l'horreur était là sous mes yeux.

Après les cris suite aux premiers tirs, je garde mes mains serrées sur ma bouche pour ne pas attirer l'attention par des cris, mais les grandes vitrines du magasin sont devant moi comme un écran de sauvagerie qui se joue sous mes yeux … les corps ensanglantés jonchent le sol, un homme en blouse blanche crie d'arrêter les tirs et se penche vers les blessés à terre, mais les tirs continuent et il est obligé lui aussi de courir pour chercher un abri…

J'avais déjà malheureusement vu des morts sur mon chemin lorsque je me rendais en cours les derniers temps. Les corps abattus restés sur le sol, avec juste un peu de sciure pour absorber le sang qui avait coulé sur le trottoir. Pas eu le temps d'enlever les corps tués durant la nuit… Mais là, il n'y avait pas un ou deux corps, non des centaines qui jonchaient l'avenue et les trottoirs et moi j'en avais certes pas des centaines sous mes yeux mais des dizaines, trop, beaucoup trop et le bruit des rafales des armes, le bruit de l'hélicoptère qui lui aussi semblait tirer sur nous…

Le massacre continuait, certaines personnes étaient tuées à bout portant, d'autres déjà blessées étaient achevées d'une rafale… des personnes pensant sans doute éviter de se faire tuer comme celles qui s'étaient jetées au sol espérant naïvement échapper à la mort, lèvent les bras ou tiennent un mouchoir au bout des bras levés, mais elles servirent de plus belles cibles encore sous les rafales qui vinrent les frapper. Des blessés voyaient des soldats s'approcher d'eux, peut-être du secours, non une rafale les achevait.

Je ne peux verser une seule larme durant ce massacre, je regarde et ne comprends pas. Une seule bonne nouvelle, ma soeur qui s'était perdue sans doute dans l'affolement des tirs et des cris, suivant un autre groupe… heureusement ces personnes avaient eux réussi à casser une porte de secours du même magasin où nous étions. Mon père qui voulait sortir pour la chercher, reste avec nous et soigne sa main qui saigne avec des mouchoirs qui sont dans un présentoir du magasin.

 

Il parait que cette tuerie dura environ 15 minutes… mais cela me sembla une éternité, une éternité de carnage, de sang, de cris et de fureurs, le tout enveloppé dans une haine dirigée contre nous français, français de deuxième zone pour certains, pourtant français jusqu'au plus profond de notre coeur, dans notre chair, notre immense amour pour notre patrie.

 

Enfin certains militaires reprenaient les "halte au feu au nom de la France" lancés par les gens. Certains soldats furent même abattus par leurs propres hommes en voulant arrêter le massacre !

Nous entendons des "halte au feu" d'officiers ou sous-officiers… et … oui, le silence se fait. 

Un homme nous dira plus tard, qu'un militaire européen qui s'était réfugié lui aussi dans un immeuble leur avait dit " Quel malheur, qu'est-ce que nous avons fait !"

Un autre soldat sous l'effet, lui aussi de l'horreur qui venait de se passer dit "on avait l'ordre de tirer", "ce n'et pas de notre faute, ils ont donné des ordres".

Tout est dit.

 

Des C.R.S. vêtus de bleu, devant leurs cars ouvraient le feu un peu plus loin sur les civils… Nous savions durant toutes ces années de guerre qu'ils ne nous aimaient pas, mais à ce point…

Après le cessez-le-feu, ma famille se faufila donc vers d'autres rues voulant éviter de tomber sur eux alors que nous avions pu éviter de tomber sous les balles de la tuerie qui venait d'avoir lieu.

Nous marchions en silence et le coeur brisé. La peur de tomber sur d'autres soldats ou gardes mobiles, lorsque des camions militaires bâchés commencèrent à nous dépasser. Ils venaient de ramasser les morts de ce massacre en jetant les corps à la hâte les uns sur les autres dans les camions.

Habitant face au grand hôpital de la ville, les camions défilaient devant nous lorsque maman cria le prénom de mon frère. le seul qui n'était pas venu avec nous préférant son groupe de copains. Maman était persuadée avoir reconnu les chaussures et le pantalon d'un des corps qui dépassaient de l'arrière du camion.

Arrivés chez nous, l'attente fut longue avant de voir enfin rentrer mon frère qui lui aussi avait cherché à éviter les armes des soldats. Maman s'était trompée, nous avions survécu cette fois encore.


La nuit fut très agitée lorsque mon père fut intrigué par le bruit de camions qui entraient et ressortaient de l'hôpital. Allongés sur le sol du balcon pour ne pas recevoir des tirs d'armes (le couvre-feu instauré toutes les nuits, les soldats n'hésitaient pas à tirer si nous nous tenions debouts sur les balcons), nous virent ces camions emporter dans la nuit les morts de l'après-midi. Chut ! pas de corps, pas d'articles de journaux, pourtant des journalistes étaient présents ce jour là au cours de la tuerie.

Mon père ameuta le quartier en criant "voleurs de morts". Bientôt ces mots étaient repris bien au dela de notre quartier. Notre dernier hommage, notre dernier au revoir à ces civils connus ou inconnus que l'ont rendait invisibles aux yeux du monde.

Nous apprendrons le lendemain que les familles venues à l'hôpital pour chercher les corps de leurs proches apprenaient cet enlèvement de nuit pour transporter les victimes certains directement aux cimetières dans des cercueils hâtivement livrés et posés à même le sol, aussi hâtives furent les mises en terre avec partout des hélicoptères qui surveillaient ces pauvres gens éplorés qui n'avaient que cette boite de bois et un prêtre qui donnait enfin un peu de dignité à ces morts français tués par des français.

Ce soir là, mon père nous dit "mes enfants c'est fini, la France ne veut pas de nous". 

Nous devions nous en rendre compte lorsque nous purent enfin nous sauver. En arrivant à Marseille, les dockers nous attendaient avec des panneaux de bienvenue tels que "les P.N à la mer" "Retournez chez vous"…

Ils devaient y avoir des psys qui nous attendaient quelques part… non, je plaisante… après tout nous n'étions que des vacanciers comme certains nous appelaient. Alors peut-être des bénévoles attentifs à nous aider pour nous guider alors que nous n'avions aucun repère, aucune famille qui nous attendait … non, je plaisante là encore !! Nous ne venions que pour prendre quelques vacances de rêve avant de retourner paisiblement chez nous !!!

Notre terre d'accueil fut si agréable lorsque certains durent coucher dans la rue, les hôtels ayant doublé leurs prix lorsqu'ils ne nous refusaient pas l'entrée de leurs établissements… 

Deux maires seulement furent là (les deux du Var) avec des couvertures et des cars. L'un d'eux fut celui de Toulon, ville qui est devenue si chère à mon coeur ainsi qu'à toute ma famille. Merci à eux qui nous ont montré qu'ils avaient un coeur et qu'ils nous respectaient et nous considéraient comme français à part entière. C'est peut-être cela qui me fait vous présenter aussi souvent des photos de ce coin du Sud, même si certains me trouvent un peu chauvine, oui je le suis au bon sens du terme. J'ai pris ce coin de coeur que ce maire nous a offert et je l'ai gardé en le faisant fleurir dans mon coeur.

 

Pour ceux qui savent et comprennent, je dis merci même si cela est trop tard, merci quand même pour ceux qui ne sont plus là et qui ont vécu eux aussi cette honte de la France.

Certains anniversaires ne peuvent s'estomper, ils sont inscrits dans notre chair trop profondément.

 

 

 

 

 Nota :

Pour le blocus de ce quartier à qui nous voulions apporter notre soutien moral, La gendarmerie mobile qui l'encerclait n'avait pas fait dans la dentelle :

La quantité de munitions utilisées par les gendarmes mobiles sera plus proche d'une guerre que d'un rétablissement de l'ordre.

Avec le déploiement de :

1 escadron

1 compagnie

1 peloton blindé

Des chars

Des half track

4 avions

La presse utilisera le terme de "Budapest" pour parler de ce blocus.