Les pétales de Mai
Mon reflet dans le miroir des souvenirs…
A la recherche d'un objet, certainement déplacé de son rangement habituel, je me suis retrouvée à fureter un peu chaque tiroir. Cette recherche s'est arrêtée à la vue de ce dossier cartonné de bleu... l'objet de ma recherche vient de perdre son importance.
Je regarde cette chemise bleue et décide de la sortir du tiroir où je l'avais mise en sommeil.
Assise confortablement dans mon fauteuil je prends en mains les quelques dizaines de feuillets que contient ce dossier.
Deux lettres de mon frère disparu qui accompagnent un recueil qu'il m'adresse et sur lequel il me note "Il convient de chanter son mal pour mieux l'enchanter".
Quelques souvenirs...
"Je ne chante, Magny, je pleure mes ennuis :
Ou, pour le dire mieux, en pleurant, je les chante,
Si bien qu'en les chantant, souvent je les enchante :
Voilà pourquoi, Magny, je chante jours et nuits."
Songeuse, je revois nos nuits passées à discuter, oubliant l'heure avancée qui ne tarderait pas à nous faire passer à demain. L'intervention de maman pour nous demander de parler plus bas afin de ne pas gêner le reste de la famille tout en nous recommandant de penser à dormir.
Le temps n'avait plus de prise sur nous, lui me parlant cinéma, littérature, politique et moi lui posant des questions, lui donnant mon avis et heureuse de fusionner ainsi avec ses passions qui devenaient miennes.
Il m'ouvrait des horizons où tout devenait possible, des libertés aux milles senteurs, des chants qui viendraient enchanter notre mal et notre si béante blessure… notre exil.
Nous enterrons nos êtres aimés, nous les pleurons puis les gardons en nous comme la preuve que l'amour a su nous bénir et combler notre vie. Nous les en remercions en continuant à aimer, sourire et vivre.
Mais il y a des morts que nous ne pouvons enterrer car nous en avons été dépossédés, sommés de les abandonner et à jamais plantés comme une aiguille dans notre coeur.
Me voilà face aux lignes écrites par mon frère, au fur et à mesure de l'avancement de ma lecture je revis une énième fois ce qui ne peut s'oublier.
Un paragraphe retient plus longtemps mes yeux avant que ma vision ne soient un peu plus floue face à toutes les émotions qui émanent de ces feuilles un peu jaunies. Mon frère écrit :
"J'écris cette phrase de Voltaire dans Mérope sur mon calepin :
"" Quand on a tout perdu, quand on a plus d'espoir, la vie est un opprobre et la mort un devoir""
"J'ai 18 ans et je pense sérieusement au suicide, qui me parait aujourd'hui devant la bassesse humaine étalée à mes yeux, un moyen de sélection. Alger meurt, je pense à l'accompagner."
Il ne l'a pas accompagnée cette fois, mais la blessure trop profonde est restée béante. Malgré toute la force et la volonté qu'il a mis à vouloir la surmonter il n'a jamais pu oublier.
Pourtant après notre exil forcé, c'est lui qui chaque soir en venant me chercher à la sortie du collège dans cette ville inconnue et bien trop froide pour nous, m'expliquait que nous devions réagir et prouver que nous avions la capacité de garder la tête haute faisant de notre défaite une force pour grimper des sommets.
Moi, je l'écoutais et l'admirais mais je ne pouvais le suivre dans cette volonté. J'en était à la phase du refus. Refus de cette ville imposée, refus de supporter ce froid, refus de ces questions si ridicules …."il y avait des lions là où tu vivais, tu t'habillais avec un voile… , mais tu es blonde !! ce n'est pas possible que tu sois née là-bas. Pourquoi vous n'êtes pas restés chez vous…"
Alors pour toute réponse je sortais ma carte nationale d'identité. Serrer les dents mais surtout ne pas leur répondre, ne pas leur montrer que je pleure des larmes de sang à l'intérieur. Les cacher moi aussi comme mon grand frère, mais en refusant de parler.
Lui, mon frère, mon héros, me parlait de victoires sur l'Histoire en grimpant encore et toujours plus haut pour montrer que notre défaite ne venait pas de nous.
Il est arrivé très haut professionnellement tout en restant fidèle à son coeur en publiant ses écrits dans des journaux ou revues dont il était le correspondant et par des livrets sur l'Histoire.
La blessure était toujours là, nous le savions tous les deux qu'elle ne se refermerait jamais. Mais chacun de nous semblait avoir trouvé sa manière de maintenir les bords de manière qu'il n'y ait pas de déchirure brutale.
Sa blessure s'est agrandie jusqu'à ne plus pouvoir retenir les deux parties de cette plaie toujours béante.
Il a fait ce qu'il pressentait lorsqu'il écrivait cette phrase alors qu'il avait 18 ans.
Je sais qu'il m'a sauvée, et moi je n'ai pas su le retenir.
Nous l'avons ramené près de nous, de cette île où il avait cru reconnaître les parfums de sa terre. Illusion qui l'a peut-être encore plus déraciné. Le plus bel arbre ne peut survivre longtemps sans ses racines nourricières.
Notre famille si unie, si clan comme le pensent certains, a été pour ma génération le terreau qui nous a permis de continuer à s'ancrer plus profondément dans la nouvelle terre imposée. L'un de nous s'est éloigné à la recherche de ses souvenirs qui cette fois ont achevé son déracinement.
Exil
Si je pouvais voir, ô patrie,
Tes amandiers et tes lilas,
Et fouler ton herbe fleurie,
Hélas !
Si je pouvais, - mais, ô mon père,
O ma mère, je ne peux pas, -
Prendre pour chevet votre pierre,
Hélas !
Dans le froid cercueil qui vous gêne,
Si je pouvais vous parler bas,
Mon frère Abel, mon frère Eugène,
Hélas !
Si je pouvais, ô ma colombe,
Et toi, mère, qui t'envolas,
M'agenouiller sur votre tombe,
Hélas !
Oh ! vers l'étoile solitaire,
Comme je lèverais les bras !
Comme je baiserais la terre,
Hélas !
Loin de vous, ô morts que je pleure,
Des flots noirs j'écoute le glas ;
Je voudrais fuir, mais je demeure,
Hélas !
Pourtant le sort, caché dans l'ombre,
Se trompe si, comptant mes pas,
Il croit que le vieux marcheur sombre
Est las.
Victor Hugo
Mon frère, mon héros, tu es toujours présent en moi. Tu vis en moi car je sais que ton coeur ne s'est pas arrêté, il s'est simplement glissé dans le mien sachant depuis toujours que nos deux coeurs étaient bien assez grands pour accueillir l'autre.
Nous sommes tous les deux de ce joli mois de mai ou tu étais arrivé trois ans avant moi pour le rendre encore plus beau à mon arrivée. Je sais que tu devais m'attendre pour être complet, tout comme moi je le fus grâce à toi.
13 MAI 2016 / 13 MAI 1958
Ce jour là nous étions en famille au milieu d'une foule qui unissait français de toutes origines et l'armée fraternisait avec nous, le peuple d'Alger qui manifestait afin de saluer la mémoire de trois soldats français exécutés par le FLN …
Nous ignorions à ce moment là que nous n'étions que des pions sur le grand échiquier politique qui se jouait de nous afin de provoquer un coup d'Etat, le tout bien programmé par les réseaux gaullistes. La IVe République est balayée pour ouvrir la voie à l'approbation de la Constitution de la Ve république.
Il parait que "le sang sèche vite.."